Maintenant elles te regardent

– elles t’acculent à les rejoindre

Marina, Anna, Alejandra, Ingebord

Tu ne peux restée plus longtemps retranchée

Un pied, puis deux

le troisième s’enlise dans le poème

Une vertige incessant

Une chute qui poursuit son chant

depuis que tu as sauté des remparts d’un ciel nuageux

où tu avais trouvé asile

Ta folie est une île déserte où trône un grand édifice venteux

c’est la mort que tu protèges

Ici c’est ta façon à toi d’avoir des ailes

les ailes cristallines d’une libellule

Oh regarde Nastya, viens vite ! Regarde quelle force ont toutes ces fourmis pour transporter ce géant mort vers leur dîner !

C’est maintenant un jeu

tu rajoutes autant de sable qu’il faut

pour repousser ses limites

et traces sur ses grains chauds des voies amies

Le soir venu, les eaux vives qui les bordent

scintillent : plonger dedans détruirait l’illusion

Il n’y a que les pierres qui disent vrai

Ca-ssé le sa-blier

Ca-ssé le sa-blier

avec ta pelle de mots ombreux, fragiles comme ces châteaux de sable

qui s’affaissent quand la lune s’élève et que l’engoulevent

appelle une dulcinée

Marina, Anna, Alejandra, Ingebord

Un pied, puis deux glissent

le troisième reste dans le poème

Elle n’est pas haute la distance qui va de ton regard

au sol

le vertige est sans fond,

sans fondement

Il fait la taille de ta nuque

de ton buste

de tes jambes

la taille d’une respiration

d’une odeur, d’un souvenir

à déglutir

Il fait surtout la taille de ta voix insondable

qui renonce

Elle n’est pas haute la distance qui va de ton regard

au sol

bruissent, menaçantes, les marches que tu descends

faisant attention à la pile d’assiettes que tu tiens

Mais tu es dans la brèche de Roland et ses neiges éternelles

tu vas sur la crête boueuse des monts d’Arrée

Elle n’est pas haute la distance qui va de ton regard

au sol

suffisante pour la chute

une avalanche

un éboulement

un corps qui dit qu’elle est toujours trop haute

la distance qui va de son silence

au sol

Les mots qu’il ne trouve pas

s’articuleraient,

à terre

un filet d’air et de sang s’écoulant de la gorge

et les pierres déposées sur la voix

glisseraient

jusqu’aux yeux

Tu savais le gouffre dessous

dissimulé

sous la peau

En amont, un ailleurs

Il y avait le courant rapide

le saule penché au dessus de la Marne

son tronc cabossé et cette branche

tout près de l’eau trouble

à se tendre pour la pensée qui émergerait des flots

être là – sois là – attrape !

Il y eut soudain le besoin d’enfoncer le front dans cette écorce

le regard qui se laissa couler vers les cris de la Bernache

puis s’éleva du côté d’ un impénétrable ciel bleu

un bleu méprisant et hautain, sans un nuage

un bleu qui ne voulait pas te comprendre

Comment le cogner celui-là ?

Il y eut un éclair : écrire !

la seule puissance de l’encre et du muret où elle s’assit

Ma poésie dans la revue Nouveaux Délits

Le n°78 de la revue Nouveaux Délits orchestrée par Cathy Garcia Canalès vient tout fraîchement de paraître.

Vous y découvrirez une dizaine de mes poèmes aux côtés des très belles illustrations d’Alissa Thor. Pour le commander c’est ici.

Et pour vous mettre l’eau à la bouche, en voici deux…

L’épiaison


Le vieillard a le regard qui gîte de part et d’autre du temps
sur son front, une houle d’odeur fait le pont
entre le visible et ce qui se meut sous ses rides
Il ne veut rien saisir, l’heure est à se laisser louvoyer
dans l’indicible, dans l’impuissance
Tandis que la cloche de 19h sonne l’alanguissement de la lumière
dans le ciel que tait la grive musicienne
entre ses mains arrimées, exhale le précieux viatique
et le vent qui décoiffe la plaine dément qu’elle serait immobile
et désertée, d’ailleurs
l’épiaison célèbre en bruissant une nuque que la nuit peu à peu, ploie
Un banc sans corps, reste habité
parole de pierres d’un vieux cloché


À perdre haleine


Les lèvres se grisent de rosée
mais à mesure que le sourire s’épanouit
les pétales se fanent, le cœur comme les saules
Pleureurs, penche sa nuit, tout est à naître
tout est à mourir dans un même mouvement
Volonté est un vain mot, un mot qui va comme
on s’enlise dans les sables mouvants
Les prairies d’émeraude et la pluie ne font qu’un
le renard peut courir sa proie dans la gueule
le chasseur le rattrapera bien

Méandres du jeu

Tu déguises le crime, maquilles ta peau

sous l’eau savonneuse

les effluves qui arrivent jusqu’à lui

exhalent, nébuleux, des remords échaudés

Le parfum de l’oubli agite sa langoureuse

blancheur – le silence est linceul

mais la nuit

la nuit

et son vent givré

qui recouvre l’étroit plafond de la chambre

Tes pupilles s’agenouillent, il te prend par les siennnes

C’est un torrent noir qui se déverse sur les draps

Et vous mimez – n’est-ce pas du jeu ?

un autre crime

Parution de L’amour, sans une aile aux Éditions RAZ

Camarades Poètes, vous pouvez dès à présent commander L’amour, sans une aile qui paraîtra bientôt aux éditions RAZ !

La collection RAZ FRA/ITA est une collection franco-italienne qui regroupe des livres courts d’auteurs français et italiens traduits dans les deux langues.

Directeur de la collection : Philémon Le Guyader.

Traductrice : Auriane Sturbois.

Livres : L’amour, sans une aile / L’amor senza un’ala de Marine Giangregorio (FRA). Murmures / Sussurri de Chiara Mutti (ITA). Des hommes et des villes / Uomini e città de Grégory Rateau (FRA). Crise et Parole / Crisi e parola de Raffaello Utzeri (ITA).

Merci à Philémon Le Guyader et à Auriane Sturbois pour leur travail acharné !

Ma nouvelle (un peu loufoque) : Madame Lampal (avec une illustration d’Eric Demelis)

La vieille dame en se débattant fit tomber le portrait posé au-dessus de la cheminée. Le visage de son mari s’écailla. Bon sang, pas les menottes ! elle n’avait tué personne et même si elle l’avait découpé ce morceau de cadavre, il n’y avait pas mort d’homme, enfin, elle n’était pas responsable de la mort de celui qui fut un moment le sien. Pourquoi lui infliger une telle humiliation ? Un samedi, jour de marché où les gens affluaient de tous les villages voisins ! D’ailleurs c’est sur sa rue, la rue du Fossé dit Le Trou au Chat que les habitués commençaient à se garer puis à ouvrir la cérémonie des salutations. Mais aujourd’hui, les passants attirés par la fourgonnette des gendarmes s’étaient attroupés sous l’unique fenêtre de la maison de la sexagénaire. Voilà déjà dix ans que le couple s’était offert cette abri modeste de plain pied. Juliette avait été femme de ménage et Roger peintre en bâtiment. Ils avaient quitté l’étroit HLM de la région parisienne pour avoir enfin un bout de terrain où cultiver leur rêve : un potager. La maison ne ressemblait à aucune autre, on pouvait la reconnaître de loin par les contours orangés de ses fenêtres et les murs vert sauge assortis aux tons de la végétation anarchique qui l’assiégéait. Ce bien, ils avaient pu l’acquérir grâce à l’héritage de la grand-tante Louison qu’ils avaient remercié en portant sur sa tombe, à Nice, une rose blanche. Sur la pierre froide ils virent pour la première fois son visage. Dans la famille on disait qu’elle avait fait la noce ce qui rendait sa nièce Juliette, fière, elle qui parlait souvent de cette femme fantasque arborant d’énormes chapeaux comme d’une grande artiste, une chanteuse au timbre envoûtant à la vie dissolue et peu importe la manière dont elle avait vécu, elle avait été une femme libre de ses choix. La nuit même de l’emménagement, Roger avait consciencieusement peint à la lampe frontale le portail où flottaient de fines marguerites jaunes et blanches. Ce qui leur avait valu la toute première visite des gendarme,s appelés par un voisin soucieux de la tranquillité du quartier et qui, voyant une petite lumière se balader devant la maison, avait tout naturellement cru à un cambriolage. Roger n’était pas du genre à se laisser faire, après avoir prouvé son innocence en brandissant le titre de propriété rangé dans le tiroir du vaisselier, il avait gentiment poursuivi son affaire jugeant qu’il ne gênait personne et qu’on n’allait pas commencer à l’emmerder. C’est au petit jour que Juliette avait retrouvé son grand bonhomme endormi, recroquevillé sur le muret, un pinceau sous sa joue droite, un autre sous la tête. Elle le prit par la main et le conduisit à la salle de bain pour lui couper les cheveux. Il les aurait bien gardés ces mèches colorées, au moins une bonne raison de faire jacter. Ils avaient bien ri ce matin de mai dans la douceur du chant mélodieux d’une grive musicienne.

12h30, En plein cagnard, les paniers dans les mains sont toujours vides mais les bouches se gavent de ragots, tour à tour on mise : elle l’a intoxiqué avec un yaourt de chèvre avarié, coincé les testicules dans une porte, étouffé avec une arête de congre, peut-être même, électrocuté pendant sa sieste avec le chauffe matelas. Ça alors ! on ne s’y attendait pas, une dame si discrète toujours prête à aider mais c’est souvent comme ça les psychopathes sont des manipulateurs dit une voix à peine audible qui serpentait le long des oreilles mais, comment s’y était-elle prise, une femme si frêle et menue s’égosilla une autre, les pires qu’on croirait pas plus robuste que nous toutes insista une dernière en crachant ses poumons avec le dernier mot.

Les gendarmes avaient fait asseoir la petite dame Lampal qui sanglotait, ses mains menottées l’empêchaient de se moucher, l’un d’eux lui donna à boire mais les spasmes causés par les pleurs firent que l’eau se renversa sur son beau chemisier en coton fleuri qu’elle avait mis pour l’occasion, s’apprêtant à parcourir les rues bordées des stands de producteurs locaux, le panier fin prêt sur le pas de la porte. Son deuil, elle ne le portait pas sur ses vêtements ce qui avait été suffisant pour faire d’elle une coupable. Pensez-vous ! Une femme qui mettait des jupes fushia et des foulards orange, comment pouvait-elle sincèrement pleurer son mari tout frais défunt ? Mais Juliette comme Roger avait toujours détesté le noir il y en avait suffisamment dans les rues et les jours sans pain pour qu’on en rajoute. Si Juliette avait fait vœu d’être incinérée, Roger, lui, préférait « donner un peu d’engrais à la Terre », il avait donc soigneusement choisi et préparé un beau smoking pour le jour du grand départ. Ce serait le jaune mimosa acheté sur les marchés aux puces où le couple la trentaine florissant avait aimé chiner.

Juliette fixait au sol la photo sous le verre cassé : un petit garçon de 8 ans pose fièrement tenant son vélo sur un parking à l’orée d’un bois. Son père est derrière l’objectif, il vient de lui apprendre à rouler tout seul en deux roues. Cette même année, ses parents disparaîtront dans un accident de voiture. Dès lors, cette photo ne quittera plus Roger. Les gendarmes, deux jumeaux débutants au teint pâle, aux silhouettes longilignes légèrement courbées qu’étroits uniformes comprimaient, se tenaient chacun d’un côté et de l’autre de la vieille. Embarrassés, ils mettaient les mains tour à tour dans le dos, le long des cuisses, devant la bouche comme pour étouffer une toux puis réprimer un bâillement, ils regardèrent sans bien comprendre le portrait de l’enfant puis se lancèrent quelques hochement de têtes comme injonctions à agir. Après une interminable hésitation, l’un d’eux se décida : « Et…votre fils, il est au courant ? Parce que nous on l’a pas prévenu, on l’a pas trouvé. » Le crâne de madame Lampal émergea du sol comme une tête sort brusquement de l’eau, son sursaut se diffusa jusqu’aux deux gendarmes semblable à une décharge électrique, leurs visages parurent soudain souffrir de convulsions « Quel fils ? Évidemment que vous ne l’avez pas trouvé, de quel fils parlez-vous ? Il n’y en a pas ! Il n’y en a pas…! » dit-elle la voix flanchante. De grosses gouttes se mirent à tomber sur le canapé. Si grosses que Juliette les entendait se fendre comme vaguelettes sur cailloux. Les gendarmes tirèrent les cols de leurs vestes, secouèrent les épaules, froncèrent les sourcils en jetant un regard sur l’enfant photographié puis parcoururent le plafond en suivant rigoureusement les quatre coins dans un sens puis dans un autre, pour enfin retomber sur le regard vide et hagard de la vieille femme qui pouvait être capable de tout se dirent-ils les yeux écarquillés, la face de plus en plus empourprée. Le mari était bien mort d’une crise cardiaque ce soir d’avril, parole de médecin légiste mais il avait suffi d’une insigne de gendarme pour que les langues se délient et qu’au seuil de l’ennui les esprits devinrent si créatifs qu’ils imaginèrent mille et une histoires rivalisant avec les plus célèbres romans du siècle. Ce qui turlupinait les gendarmes ou plutôt leur hiérarchie, c’était ce bout de chair prélevé sur le mort. Madame Lampal qui avait découvert le corps de son mari était sans aucun doute la principale suspecte. Des traces de sang avaient été découvertes dans la maison. Un couteau identifié. Et le corps avait gardé des marques de mesures tracées rigoureusement. Le coup était prémédité. L’un des deux gendarmes rassembla tout son courage au grand étonnement de son compère, il sortit un papier de sa poche droite, le déplia et tout en le tenant de ses mains tremblantes, inspira, expira, inspira : « une atteinte à l’intégrité d’un cadavre est passible d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amande alors pourquoi Madame Lampal avoir prélevé ce bout de peau sur le triceps gauche de votre mari ? » La tirade avait été expulsée d’une traite, sans une inflexion de voix sauf sur les trois derniers mots où les notes avaient comme chavirées, la voix devenant étrangère au fonctionnaire lui-même. La vieille dame leva lentement la tête, rouvrit les paupières tout aussi doucement, les narines et les yeux tout embués, elle prononça : Irène.

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Pain perdu

Il y avait ce sein pâle

niché dans le cadran d’une fenêtre

la fumée d’une cigarette

répandant la fièvre des lèvres

depuis le 6e étage

et la sixième heure du jour

brouillée par des volutes de pensées

sombres et légères

remontant des paupières grisées

Il y avait le frottement du biseau sur le pavé

les gestes lents du balayeur qui

dans le silence que répand

le jour candide ou désenchanté

selon l’équilibre des marcheurs

prélevaient – recomposaient poil par poil

les voix de la veille jetées, perdues, piétinées

errant ici et là en pièces détachées

– ticket sous des éclats de verres

pour un retour express en banlieue –

perles d’un bracelet rompu –

pétales de rose vendue à la sauvette

mâchées puis recrachées exhalant l’alcool

et l’amour décousu des nuits pailletées –

visages d’une photo dont les miettes

se mêlaient aux feuilles d’automnes

vénérées ou foulées

selon la vitesse des Hommes

Il faut de tout pour faire un poème

le puant, le rance, le laid

ce qu’on repousse puis qu’on redemande

Pain perdu pour ventres creux ou ronds

marmonnaient des mains d’or

soulevant une pelle vers le ciel

comme un dernier tintement

Le membre fantôme

Tandis que le chêne endolori

exhibe sa large plaie

je pense, le regard appuyé

contre sa blessure muette

et creuse

à l’amputation de l’artiste

qui ne cesse de redessiner sa

jambe absente, caressant

avec autant de douleur

que de plaisir


le membre Fantôme

un manque

le contour du vide

Sans abdiquer

Il envie, il regrette ceux partis avant le coup

de grâce – les affranchis qui sont allés

jusqu’à abréger la dissonance du monde

Il envie, il regrette ceux partis avant les derniers

sacrements, qu’en vomissaient de rire crachaient

tout leur dégoût par des orbites désarmées et désaxées

Il envie, il regrette ceux partis après avoir accompli l’unique but

rendu l’ultime coup – enfin

la revanche – le soulagement – la revanche de ne plus rien devoir

d’être vengé comme elle dit – ne pas rester ne pas souffrir

ce monde plus longtemps – leur jeter l’œuvre à la face

Un dernier bras d’honneur à la platitude, aux morts vivants

à la putréfaction, au sacre de la morale et à la cécité

des conformistes – un dernier coup de canon dans le silence

crépusculaire où s’en est allée, suivie de personne

la caisse portée par le chant d’un merle – entendez

un dernier bras d’honneur – pas pour elle non puisque

l’utopie est ailleurs – lisez ma poésie

qu’il dit

vivre est ailleurs

Il envie, il regrette les titubations

les désordres du cœur

mais que l’on marche – marchez encore sur les morceaux de tessons

saignez saignez-vous les yeux sous leurs mots et leurs dents

puis essuyez-vous tout contre la beauté qui vous tend sa joue

jamais assez amochée

la bête

Saveurs de juin

En cet après-midi de juin

la cerise noire répand son jus

sur les langues, les doigts, les lèvres

gourmandes, le vent désiré empoigne

les corps et de ses mains indiscrètes

sculpte, cuisses, seins, ventres

des femmes trahies par de amples habits

seules la brise et la sueur dégoulinant

sur nos chairs nous habillent, et pour peu que l’amour

s’en mêle, on se laisserait renverser par le soleil

le cou tendu comme un désert interdit

En Arcadie

à Gustave Roud


En Arcadie, je te rejoins

tu bêches la solitude qui fait vent dans ta tête

Douce brise quand celui que tu aimes est à tes côtés

juste assez loin : il te faut un certain nombre de pas

pour sentir la latitude du regard trembler

au-dessus du sillage du corps de la bête, de l’Aimé

au-dessus de tes désirs allant d’une rive à l’autre des épis de blé

Juste assez loin pour ne pas céder à l’oubli que tricotent

des voix illusoires

Tu as conversé avec chaque pierre du petit cimetière

ainsi tu es,

de leur lent édifice

de leur abrupt visage

de leur grave silence

Le silence, c’est par sa vallée qui a creusé tes joues

que tu vas

et dans sa brèche

– que tu écris

Sous le vaste ciel : toit où va paître ta plume

l’enfant et le vieillard joignent la malice du vert

et le paisible automne

Refaire le parc à vache, Montagne de Céüse, argentique, 2021
Retour en alpage, Montagne de Céüse, argentique, 2021

L’isolement, Alphonse de Lamartine

Rêverie, Taïwan, argentique, 2019

Ici gronde le fleuve aux vagues écumantes ;
Il serpente, et s’enfonce en un lointain obscur ;
Là le lac immobile étend ses eaux dormantes
Où l’étoile du soir se lève dans l’azur.

Souvent sur la montagne, à l’ombre du vieux chêne,
Au coucher du soleil, tristement je m’assieds ;
Je promène au hasard mes regards sur la plaine,
Dont le tableau changeant se déroule à mes pieds.

Au sommet de ces monts couronnés de bois sombres,
Le crépuscule encor jette un dernier rayon ;
Et le char vaporeux de la reine des ombres
Monte, et blanchit déjà les bords de l’horizon.

Cependant, s’élançant de la flèche gothique,
Un son religieux se répand dans les airs :
Le voyageur s’arrête, et la cloche rustique
Aux derniers bruits du jour mêle de saints concerts.

Mais à ces doux tableaux mon âme indifférente
N’éprouve devant eux ni charme ni transports ;
Je contemple la terre ainsi qu’une ombre errante
Le soleil des vivants n’échauffe plus les morts.

De colline en colline en vain portant ma vue,
Du sud à l’aquilon, de l’aurore au couchant,
Je parcours tous les points de l’immense étendue,
Et je dis : « Nulle part le bonheur ne m’attend. »

Que me font ces vallons, ces palais, ces chaumières,
Vains objets dont pour moi le charme est envolé ?
Fleuves, rochers, forêts, solitudes si chères,
Un seul être vous manque, et tout est dépeuplé !

Que le tour du soleil ou commence ou s’achève,
D’un œil indifférent je le suis dans son cours ;
En un ciel sombre ou pur qu’il se couche ou se lève,
Qu’importe le soleil ? je n’attends rien des jours.

Quand je pourrais le suivre en sa vaste carrière,
Mes yeux verraient partout le vide et les déserts :
Je ne désire rien de tout ce qu’il éclaire ;
Je ne demande rien à l’immense univers.

Mais peut-être au-delà des bornes de sa sphère,
Lieux où le vrai soleil éclaire d’autres cieux,
Si je pouvais laisser ma dépouille à la terre,
Ce que j’ai tant rêvé paraîtrait à mes yeux !

Là, je m’enivrerais à la source où j’aspire ;
Là, je retrouverais et l’espoir et l’amour,
Et ce bien idéal que toute âme désire,
Et qui n’a pas de nom au terrestre séjour !

Que ne puîs-je, porté sur le char de l’Aurore,
Vague objet de mes vœux, m’élancer jusqu’à toi !
Sur la terre d’exil pourquoi resté-je encore ?
Il n’est rien de commun entre la terre et moi.

Quand la feuille des bois tombe dans la prairie,
Le vent du soir s’élève et l’arrache aux vallons ;
Et moi, je suis semblable à la feuille flétrie :
Emportez-moi comme elle, orageux aquilons !

Méditations poétiques, Alphonse de Lamartine

Quand finira la nuit ?

S’il suffisait comme cette plante

de se gorger d’eau et de lumière

puis d’attendre

mais la nuit, qui rampe et vous assiège

répand son écho assourdissant

Une sentinelle fait les cent pas

quand les veines atrophient

étranglent

les sources bouillonnantes de désirs

Utopie n’est pas vain mot

n’est pas chimère, ni illusion

avez-vous une fois tenu l’amour dans vos poitrines?

Un monde sans amour, c’est l’enfer

il n’y aura d’utopie sans colère, sans délivrance

une sentinelle fait les cents pas


Quand finira la nuit ?

Le bel amour

La première fois qu’il vit Louisa, il l’écouta dans un coin du cercle sans ciller et tout en la tenant du regard il se dit, nous vieillirons ensemble. Maintenant qu’il découvrait cette vallée à la beauté inépuisable, ce même sentiment lui revint, il pensa c’est ici que je veux mourir dans la lente respiration des saisons, dans le déploiement de chacune qui va des premiers pas au dernier râle, sous le torse du vieux roc où s’ébattent la nuit venue, les astres, à l’ombre du chêne foudroyé près de sa poitrine ouverte où semble bruire des ailes et s’échapper des criaillements. Venir m’asseoir au crépuscule sur ce banc, contempler la rivière qui frémit en contrebas, c’est une ivresse qui n’est pas monnayable. C’est ici que je veux vivre, où la main d’un ami retrouvé se tend.

Pour un moissonneur – Gustave Roud

À quoi bon repartir ce soir, puisque c’est toujours la même réponse au bout de la neige et de la nuit, la même lampe vers quoi les hommes tendent leurs mains endormies, les lèvres ouvertes sur des paroles qu’ils échangent en riant ? Toi seul par qui j’ai pu croire une heure qu’il n’est pas mortel de regarder vivre au lieu de vivre, que c’est encore une espèce de vie – et la plus belle -, je t’appellerais en vain là-bas de seuil en seuil. Les chiens comme autrefois savent bondir de leur sommeil, les rauques bêtes hurlantes à bout de chaîne, et ce n’est plus eux, mais la maison, mais les villages, mais toute la nuit qui aboient ! J’ai perdu cœur. Je t’appelle ici près de ma lampe morte, les lèvres closes, les yeux fermés.


Pour un moissonneur (extrait) – Gustave Roud

Passer l’écluse

Les vieux se taisent

ils écoutent

les souvenirs qui bavardent

ils regardent

les autres passer

le temps branlant entre leurs bras

Les vieux ont le visage souvent sombre et contrarié

dans cette rue, sur ce banc, le familier côtoie l’étranger

les vieux comme les enfants ont leur propre langage

qu’on ne peut comprendre qu’en franchissant l’écluse

l’eau plus on la regarde, plus elle se souvient

et nous chantonne le voyage

Un poème de Roberto Juarroz

Le vol le plus pur n’est pas toujours
à l’origine des choses.
Après la chute,
le vol est plus vol encore,
son aile va vers rien ou vers tout
et la beauté qui se brise
est plus de beauté encore.

Ainsi en témoigne le jour.
La lumière naissante
copie seulement la transparence.

Lorsque cette lumière se fracture,
la transparence trouve son corps complet.

La même chose se produit avec la nuit.
L’ombre commence toujours par imiter la mort,
mais au centre vivant de l’ombre
pousse une branche obscure
que la nuit préserve
comme si elle était un chant.
Et à son extrémité la plus lente
il y a une fleur faite de mots.

Après la chute
s’achèvent les différences
entre la nuit et le jour.

Nuit-jour de ce qui veille sans cesse.


Roberto Juarroz, Quatorzième poésie verticale. Traduction de Sivia Baron Supervielle.

Aux oiseaux migrateurs

À ton regard

est suspendue une pierre

Autour de ton corps : rumeur et lumière confuse

Un fil suffit à maintenir endormi

le tic-tac de l’horloge

Ils croient voir sur tes lèvres un sourire

et dans tes yeux, une vague qui se soulève

Ce n’est que le vent qui frappe à ton front

alors que docile, tu lui tendais la nuque à rompre

Un fil suffit à maintenair l’écho

C’est la voix de condamnés qui émerge en chœur

des brumes et s’allonge au seuil de ta gorge

Ils croient voir sur tes lèvres un sourire

un miroir acquiescerait : tes lèvres saluent les ombres

qui ont pris possession de ta maison vide

Un oiseau migrateur redessine sans cesse

les limbes de tes yeux où pulse l’errance

La lune est grise, elle est si froide la nuit

Impénétrable asile qui te laisse choir dans sa matière noire

Un fil suffit à rendre ta chute

indolore indolente nonchalante

Gare des déserteurs

Le ballet des valises me fait oublier mes doigts froids et bleutés

le nuage qui sort de ma bouche ressemble à la fumée des locomotives

Demain je prendrai un train pour les vols planés

les jambes nidifiantes

pour les sentiers brûlants des paumes escarpées et audacieuses

Demain je prendrai un train pour les genoux terreux du jeu

pour les amours clandestines

la poitrine irréfléchie, un train pour le nu du cri

Tous les ciels m’iront demain que je fais tourner dans mon verre

on verra mes cuisses rire

mon ventre fier et insouciant

Demain je prendrai un train pour les odeurs salines des jouisseurs

qui se mordent la peau en se quittant sur les quais de gare

Un train pour les yeux de la mer

qui vous crachent son alcool fiévreux à la face

pas de celui que vous reprendrez : un ressac de soupirs

pour passer la nuit avec regret comme compagnon de voyage

Demain est un bel enfoiré qu’il me dit le train qui part

sans me taper l’épaule

Un ventre pour l’océan

Rien ne m’appartient

ni le cœur, ni le foie ou l’estomac

ni la rate ou les yeux

ni les mots que la langue dégorge

avec dégoût

Le silence peut-être

comme un chien de garde

Rien de palpable n’est à moi

sauf

l’exuvie

cette étrangère qui me laisse

les mains vides, inconsolées

Tout est à mes désirs, à ce qui m’échappe

à l’insensé

au démesuré

Tout est à l’océan que je ne tromperai pas

au premier cri

qui marchait devant et mon ombre avec lui,

festoyait

Un baiser sur le museau de la mort

et nous étions à lier-fous-à lier

Buter contre un obstacle absent

vous-comprenez-vous ?

En inventer de plus palpables et penser

au cœur

C’est pourtant si lâche de s’en prendre à plus faible

que, soi

À l’approche des eaux – Eugénio de Andrade

Ce vert

Entre le vert complaisant

des mots court le silence,

comme un cheveu

il tombe – ou la neige.

Il fut un jour un enfant, ce vert,

tellement inquiet d’avoir regardé

la nuit dans les miroirs –

maintenant adossé à mon épaule

il dort dans l’automne inachevé.

C’est comme s’il m’avait été consenti

de concilier la fleur du pêcher

et un cœur fatigué,

cet enfant qui dans le vent

croît simplement ou bien oublie.

Il va se perdre, bientôt,

il va se perdre dans l’eau sans mémoire,

comme tombe indifférent

un cheveu – ou la neige.


À l’approche des eaux, Eugénio de Andrade

Les mains flâneuses