Le n°78 de la revue Nouveaux Délits orchestrée par Cathy Garcia Canalès vient tout fraîchement de paraître.
Vous y découvrirez une dizaine de mes poèmes aux côtés des très belles illustrations d’Alissa Thor. Pour le commander c’est ici.
Et pour vous mettre l’eau à la bouche, en voici deux…
L’épiaison
Le vieillard a le regard qui gîte de part et d’autre du temps sur son front, une houle d’odeur fait le pont entre le visible et ce qui se meut sous ses rides Il ne veut rien saisir, l’heure est à se laisser louvoyer dans l’indicible, dans l’impuissance Tandis que la cloche de 19h sonne l’alanguissement de la lumière dans le ciel que tait la grive musicienne entre ses mains arrimées, exhale le précieux viatique et le vent qui décoiffe la plaine dément qu’elle serait immobile et désertée, d’ailleurs l’épiaison célèbre en bruissant une nuque que la nuit peu à peu, ploie Un banc sans corps, reste habité parole de pierres d’un vieux cloché
À perdre haleine
Les lèvres se grisent de rosée mais à mesure que le sourire s’épanouit les pétales se fanent, le cœur comme les saules Pleureurs, penche sa nuit, tout est à naître tout est à mourir dans un même mouvement Volonté est un vain mot, un mot qui va comme on s’enlise dans les sables mouvants Les prairies d’émeraude et la pluie ne font qu’un le renard peut courir sa proie dans la gueule le chasseur le rattrapera bien
Camarades Poètes, vous pouvez dès à présent commander L’amour, sans une aile qui paraîtra bientôt aux éditions RAZ !
La collectionRAZ FRA/ITAest une collection franco-italienne qui regroupe des livres courts d’auteurs français et italiens traduits dans les deux langues.
Directeur de la collection : Philémon Le Guyader.
Traductrice : Auriane Sturbois.
Livres : L’amour, sans une aile / L’amor senza un’ala de Marine Giangregorio (FRA). Murmures / Sussurri de Chiara Mutti (ITA). Des hommes et des villes / Uomini e città de Grégory Rateau (FRA). Crise et Parole / Crisi e parola de Raffaello Utzeri (ITA).
Merci à Philémon Le Guyader et à Auriane Sturbois pour leur travail acharné !
La vieille dame en se débattant fit tomber le portrait posé au-dessus de la cheminée. Le visage de son mari s’écailla. Bon sang, pas les menottes ! elle n’avait tué personne et même si elle l’avait découpé ce morceau de cadavre, il n’y avait pas mort d’homme, enfin, elle n’était pas responsable de la mort de celui qui fut un moment le sien. Pourquoi lui infliger une telle humiliation ? Un samedi, jour de marché où les gens affluaient de tous les villages voisins ! D’ailleurs c’est sur sa rue, la rue du Fossé dit Le Trou au Chat que les habitués commençaient à se garer puis à ouvrir la cérémonie des salutations. Mais aujourd’hui, les passants attirés par la fourgonnette des gendarmes s’étaient attroupés sous l’unique fenêtre de la maison de la sexagénaire. Voilà déjà dix ans que le couple s’était offert cette abri modeste de plain pied. Juliette avait été femme de ménage et Roger peintre en bâtiment. Ils avaient quitté l’étroit HLM de la région parisienne pour avoir enfin un bout de terrain où cultiver leur rêve : un potager. La maison ne ressemblait à aucune autre, on pouvait la reconnaître de loin par les contours orangés de ses fenêtres et les murs vert sauge assortis aux tons de la végétation anarchique qui l’assiégéait. Ce bien, ils avaient pu l’acquérir grâce à l’héritage de la grand-tante Louison qu’ils avaient remercié en portant sur sa tombe, à Nice, une rose blanche. Sur la pierre froide ils virent pour la première fois son visage. Dans la famille on disait qu’elle avait fait la noce ce qui rendait sa nièce Juliette, fière, elle qui parlait souvent de cette femme fantasque arborant d’énormes chapeaux comme d’une grande artiste, une chanteuse au timbre envoûtant à la vie dissolue et peu importe la manière dont elle avait vécu, elle avait été une femme libre de ses choix. La nuit même de l’emménagement, Roger avait consciencieusement peint à la lampe frontale le portail où flottaient de fines marguerites jaunes et blanches. Ce qui leur avait valu la toute première visite des gendarme,s appelés par un voisin soucieux de la tranquillité du quartier et qui, voyant une petite lumière se balader devant la maison, avait tout naturellement cru à un cambriolage. Roger n’était pas du genre à se laisser faire, après avoir prouvé son innocence en brandissant le titre de propriété rangé dans le tiroir du vaisselier, il avait gentiment poursuivi son affaire jugeant qu’il ne gênait personne et qu’on n’allait pas commencer à l’emmerder. C’est au petit jour que Juliette avait retrouvé son grand bonhomme endormi, recroquevillé sur le muret, un pinceau sous sa joue droite, un autre sous la tête. Elle le prit par la main et le conduisit à la salle de bain pour lui couper les cheveux. Il les aurait bien gardés ces mèches colorées, au moins une bonne raison de faire jacter. Ils avaient bien ri ce matin de mai dans la douceur du chant mélodieux d’une grive musicienne.
12h30, En plein cagnard, les paniers dans les mains sont toujours vides mais les bouches se gavent de ragots, tour à tour on mise : elle l’a intoxiqué avec un yaourt de chèvre avarié, coincé les testicules dans une porte, étouffé avec une arête de congre, peut-être même, électrocuté pendant sa sieste avec le chauffe matelas. Ça alors ! on ne s’y attendait pas, une dame si discrète toujours prête à aider mais c’est souvent comme ça les psychopathes sont des manipulateurs dit une voix à peine audible qui serpentait le long des oreilles mais, comment s’y était-elle prise,une femme si frêle et menue s’égosilla une autre,les pires qu’on croirait pas plus robuste que nous toutes insista une dernière en crachant ses poumons avec le dernier mot.
Les gendarmes avaient fait asseoir la petite dame Lampal qui sanglotait, ses mains menottées l’empêchaient de se moucher, l’un d’eux lui donna à boire mais les spasmes causés par les pleurs firent que l’eau se renversa sur son beau chemisier en coton fleuri qu’elle avait mis pour l’occasion, s’apprêtant à parcourir les rues bordées des stands de producteurs locaux, le panier fin prêt sur le pas de la porte. Son deuil, elle ne le portait pas sur ses vêtements ce qui avait été suffisant pour faire d’elle une coupable. Pensez-vous ! Une femme qui mettait des jupes fushia et des foulards orange, comment pouvait-elle sincèrement pleurer son mari tout frais défunt ? Mais Juliette comme Roger avait toujours détesté le noir il y en avait suffisamment dans les rues et les jours sans pain pour qu’on en rajoute. Si Juliette avait fait vœu d’être incinérée, Roger, lui, préférait « donner un peu d’engrais à la Terre », il avait donc soigneusement choisi et préparé un beau smoking pour le jour du grand départ. Ce serait le jaune mimosa acheté sur les marchés aux puces où le couple la trentaine florissant avait aimé chiner.
Juliette fixait au sol la photo sous le verre cassé : un petit garçon de 8 ans pose fièrement tenant son vélo sur un parking à l’orée d’un bois. Son père est derrière l’objectif, il vient de lui apprendre à rouler tout seul en deux roues. Cette même année, ses parents disparaîtront dans un accident de voiture. Dès lors, cette photo ne quittera plus Roger. Les gendarmes, deux jumeaux débutants au teint pâle, aux silhouettes longilignes légèrement courbées qu’étroits uniformes comprimaient, se tenaient chacun d’un côté et de l’autre de la vieille. Embarrassés, ils mettaient les mains tour à tour dans le dos, le long des cuisses, devant la bouche comme pour étouffer une toux puis réprimer un bâillement, ils regardèrent sans bien comprendre le portrait de l’enfant puis se lancèrent quelques hochement de têtes comme injonctions à agir. Après une interminable hésitation, l’un d’eux se décida : « Et…votre fils, il est au courant ? Parce que nous on l’a pas prévenu, on l’a pas trouvé. » Le crâne de madame Lampal émergea du sol comme une tête sort brusquement de l’eau, son sursaut se diffusa jusqu’aux deux gendarmes semblable à une décharge électrique, leurs visages parurent soudain souffrir de convulsions « Quel fils ? Évidemment que vous ne l’avez pas trouvé, de quel fils parlez-vous ? Il n’y en a pas ! Il n’y en a pas…! » dit-elle la voix flanchante. De grosses gouttes se mirent à tomber sur le canapé. Si grosses que Juliette les entendait se fendre comme vaguelettes sur cailloux. Les gendarmes tirèrent les cols de leurs vestes, secouèrent les épaules, froncèrent les sourcils en jetant un regard sur l’enfant photographié puis parcoururent le plafond en suivant rigoureusement les quatre coins dans un sens puis dans un autre, pour enfin retomber sur le regard vide et hagard de la vieille femme qui pouvait être capable de tout se dirent-ils les yeux écarquillés, la face de plus en plus empourprée. Le mari était bien mort d’une crise cardiaque ce soir d’avril, parole de médecin légiste mais il avait suffi d’une insigne de gendarme pour que les langues se délient et qu’au seuil de l’ennui les esprits devinrent si créatifs qu’ils imaginèrent mille et une histoires rivalisant avec les plus célèbres romans du siècle. Ce qui turlupinait les gendarmes ou plutôt leur hiérarchie, c’était ce bout de chair prélevé sur le mort. Madame Lampal qui avait découvert le corps de son mari était sans aucun doute la principale suspecte. Des traces de sang avaient été découvertes dans la maison. Un couteau identifié. Et le corps avait gardé des marques de mesures tracées rigoureusement. Le coup était prémédité. L’un des deux gendarmes rassembla tout son courage au grand étonnement de son compère, il sortit un papier de sa poche droite, le déplia et tout en le tenant de ses mains tremblantes, inspira, expira, inspira : « une atteinte à l’intégrité d’un cadavre est passible d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amande alors pourquoi Madame Lampal avoir prélevé ce bout de peau sur le triceps gauche de votre mari ? » La tirade avait été expulsée d’une traite, sans une inflexion de voix sauf sur les trois derniers mots où les notes avaient comme chavirées, la voix devenant étrangère au fonctionnaire lui-même. La vieille dame leva lentement la tête, rouvrit les paupières tout aussi doucement, les narines et les yeux tout embués, elle prononça : Irène.
Mon poème Jean Genet à Larache vient de paraître dans le nouveau numéro de la revue hélas!sur le thème Souvenirs d’ailleurs. Deux de mes photos l’accompagnent et de belles découvertes vous y attendent ! Merci à Matthieu Limosino pour son acharnement et son travail au service de la Poésie…
Ici gronde le fleuve aux vagues écumantes ; Il serpente, et s’enfonce en un lointain obscur ; Là le lac immobile étend ses eaux dormantes Où l’étoile du soir se lève dans l’azur.
Souvent sur la montagne, à l’ombre du vieux chêne, Au coucher du soleil, tristement je m’assieds ; Je promène au hasard mes regards sur la plaine, Dont le tableau changeant se déroule à mes pieds.
Au sommet de ces monts couronnés de bois sombres, Le crépuscule encor jette un dernier rayon ; Et le char vaporeux de la reine des ombres Monte, et blanchit déjà les bords de l’horizon.
Cependant, s’élançant de la flèche gothique, Un son religieux se répand dans les airs : Le voyageur s’arrête, et la cloche rustique Aux derniers bruits du jour mêle de saints concerts.
Mais à ces doux tableaux mon âme indifférente N’éprouve devant eux ni charme ni transports ; Je contemple la terre ainsi qu’une ombre errante Le soleil des vivants n’échauffe plus les morts.
De colline en colline en vain portant ma vue, Du sud à l’aquilon, de l’aurore au couchant, Je parcours tous les points de l’immense étendue, Et je dis : « Nulle part le bonheur ne m’attend. »
Que me font ces vallons, ces palais, ces chaumières, Vains objets dont pour moi le charme est envolé ? Fleuves, rochers, forêts, solitudes si chères, Un seul être vous manque, et tout est dépeuplé !
Que le tour du soleil ou commence ou s’achève, D’un œil indifférent je le suis dans son cours ; En un ciel sombre ou pur qu’il se couche ou se lève, Qu’importe le soleil ? je n’attends rien des jours.
Quand je pourrais le suivre en sa vaste carrière, Mes yeux verraient partout le vide et les déserts : Je ne désire rien de tout ce qu’il éclaire ; Je ne demande rien à l’immense univers.
Mais peut-être au-delà des bornes de sa sphère, Lieux où le vrai soleil éclaire d’autres cieux, Si je pouvais laisser ma dépouille à la terre, Ce que j’ai tant rêvé paraîtrait à mes yeux !
Là, je m’enivrerais à la source où j’aspire ; Là, je retrouverais et l’espoir et l’amour, Et ce bien idéal que toute âme désire, Et qui n’a pas de nom au terrestre séjour !
Que ne puîs-je, porté sur le char de l’Aurore, Vague objet de mes vœux, m’élancer jusqu’à toi ! Sur la terre d’exil pourquoi resté-je encore ? Il n’est rien de commun entre la terre et moi.
Quand la feuille des bois tombe dans la prairie, Le vent du soir s’élève et l’arrache aux vallons ; Et moi, je suis semblable à la feuille flétrie : Emportez-moi comme elle, orageux aquilons !
La première fois qu’il vit Louisa, il l’écouta dans un coin du cercle sans ciller et tout en la tenant du regard il se dit, nous vieillirons ensemble. Maintenant qu’il découvrait cette vallée à la beauté inépuisable, ce même sentiment lui revint, il pensa c’estici que je veux mourir dans la lente respiration des saisons, dans le déploiement de chacune qui va des premiers pas au dernier râle, sous le torse du vieux roc où s’ébattent la nuit venue, les astres, à l’ombre du chêne foudroyé près de sa poitrine ouverte où semble bruire des ailes et s’échapper des criaillements. Venir m’asseoir au crépuscule sur ce banc, contempler la rivière qui frémit en contrebas, c’est une ivresse qui n’est pas monnayable.C’est ici que je veux vivre, où la main d’un ami retrouvé se tend.
À quoi bon repartir ce soir, puisque c’est toujours la même réponse au bout de la neige et de la nuit, la même lampe vers quoi les hommes tendent leurs mains endormies, les lèvres ouvertes sur des paroles qu’ils échangent en riant ? Toi seul par qui j’ai pu croire une heure qu’il n’est pas mortel de regarder vivre au lieu de vivre, que c’est encore une espèce de vie – et la plus belle -, je t’appellerais en vain là-bas de seuil en seuil. Les chiens comme autrefois savent bondir de leur sommeil, les rauques bêtes hurlantes à bout de chaîne, et ce n’est plus eux, mais la maison, mais les villages, mais toute la nuit qui aboient ! J’ai perdu cœur. Je t’appelle ici près de ma lampe morte, les lèvres closes, les yeux fermés.
Le vol le plus pur n’est pas toujours à l’origine des choses. Après la chute, le vol est plus vol encore, son aile va vers rien ou vers tout et la beauté qui se brise est plus de beauté encore.
Ainsi en témoigne le jour. La lumière naissante copie seulement la transparence.
Lorsque cette lumière se fracture, la transparence trouve son corps complet.
La même chose se produit avec la nuit. L’ombre commence toujours par imiter la mort, mais au centre vivant de l’ombre pousse une branche obscure que la nuit préserve comme si elle était un chant. Et à son extrémité la plus lente il y a une fleur faite de mots.
Après la chute s’achèvent les différences entre la nuit et le jour.
Nuit-jour de ce qui veille sans cesse.
Roberto Juarroz, Quatorzième poésie verticale. Traduction de Sivia Baron Supervielle.